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Journal d'un TELien (36)


Journal d’un TELien (36)

Mercredi 19 mai 2004.

D’ordinaire nous parlons pluie ou beau temps, moutards et prix de la tranche de jambon (blanc). Cette fois-là (en fait hier, aux alentours des dix sept heures zéro trois, sous l’aubette – une petit averse nous avait vu nous y retrancher tandis que la cloche du collège tardait à grelotter), et parce que se pavanant sous notre nez l’affiche d’une exposition attira son attention, ma belle-sœur me demanda à brûle-pourpoint à quoi cela sert-il d’exposer des tableaux, et pourquoi certains osent montrer des choses pareilles (sous-entendu, dans l’intonation de sa voix : grotesques). Bien que son monde soit ailleurs, elle n’ignore pas que je suis quelque peu de la partie ; la pluie fine lui avait-elle ramolli l’âme, toujours est-il que ma belle-sœur osa pour la première fois depuis que nous nous connaissions une réflexion personnelle… Note bien que j’y entends rien en peinture (merci, j’avais déjà remarqué - NDLA), mais pourquoi que vous, les peintres, vous avez besoin de montrer ce que vous faites ? Vous ne pouvez pas vous les garder pour vous seuls, vos tableaux ? Vous voulez vous faire mousser, ou quoi ?

Je n’en ai pas dormi de la nuit. Et, conseil d’ami, lorsqu’il pleut à l’heure de la sortie, gardez-vous des belles-sœurs sous les aubettes. Bref ! Mon oreiller a entendu parler du pays, et ensuite ce fut le coussin du canapé qui a su comment je m’appelle. Pourquoi je montre mes tableaux au lieu de me les garder pour moi tout seul ?

J’ai d’abord été au plus court en me disant que c’est pour gagner ma vie, en les vendant. Mais je me suis rapidement rendu compte que ça ne tient pas la route ; la preuve en est : je vends un machin chaque semaine des quatre jeudis, et pourtant je continue d’en exposer. Puis je me suis dit que j’apporte ma pierre à l’édifice culturel universel. M’ouais ! je me fais l’effet de coups d’épée dans l’eau : rien de ce que j’ai peint jusqu’à ce jour n’est référence en quoi que ce soit ni pour qui que ce soit… Sinon et peut être pour le boulanger du coin qui a donné à ses nouveaux petits pains la forme de celui que j’avais inventé dans l’une de mes natures mortes ; mais on ne peut dire que ça compte vraiment. Ensuite j’ai pensé : en étalant devant le monde ma peinture, je cultive mon ego ; foutaise ! ou alors c’est que je suis un fieffé masochiste. Car sauf à être possédé d’une confiance en soi sans bornes, dans la maîtrise de ma technique comme dans la pertinence de mon propos, il n’est nulle seconde où le doute est présent, où le regard et la parole de l’autre me jettent sur le fil du rasoir. Il me serait si facile d’être mon premier et unique critique, d’être mon public exclusif et de me complaire dans une opinion et un enthousiasme nombriliste. Au lieu de cela, je me jette en pâture aux humeurs publiques. Allons donc ! Vu sous cet angle, exposer son travail n’a pas de sens… Alors, quoi ?

Et voilà l’autre raison de mon insomnie : je n’ai pas l’encéphale suffisamment vaste pour y contenir toute explication à chacune de mes interrogations… moi, un artiste…

Jeudi 20 mai 2004.

" Et pourtant, elle tourne. " avait dit Galilée au nez et à la barbe de l’Inquisition… Comme quoi, tôt ou tard, la vérité finit toujours par triompher.

Non, si je m’en réfère à l’illustre physicien dans ses démêlées avec le Saint-Office, ce n’est que pour me donner le courage nécessaire à soutenir ma théorie selon laquelle, et au train où vont les choses, dans pas plus de deux siècles mon œuvre picturale atteindra à la vente des sommets non encore jamais atteints. Ne porte-t-elle pas en elle tous les ingrédients causals à cette inéluctable destinée ? Rare, visionnaire, incomprise, délaissée, novatrice dans sa technique, fruit d’un esprit désespéré mais intègre et passionné.

L’histoire de l’art ne regorge-t-elle pas d’exemples pour étayer ma certitude ? Et l’histoire n’a-t-elle pas l’heureuse tendance à se répéter ?

Il me reste à en convaincre créanciers et huissiers, de les prier de se forger une patience d’airain, et de père en fils se transmettre mes reconnaissances de dettes jusqu’au jour promis de leur acquittement, avec intérêts substantiels… Et surtout il me reste à persuader épouse et enfants que l’homme et le géniteur qui partage leur vie n’est pas le drôle, le raté, le peinturlureur qu’ils pensent, mais le génie de la peinture du vingt et unième siècle, thésaurisant la postérité.

Les cinq heures tintent au carillon de la collégiale. Je dois préparer la boîte de coton hydrophile et le flacon d’alcool à 90. L’infirmière ne va pas tarder, pour ma petite piqûre quotidienne (cocktail savant et coûteux de décontrariants et d’harmonisateurs)…

Vendredi 21 mai 2004.

J’avais une heure ou deux à perdre… et bien tout compte fait, j’y ai vraiment gagné, à distraire ce temps vacant.

D’un geste distrait, j’ai d’abord feuilleté le programme télé. Ivre de femmes et de peinture… Film sud-coréen, en version originale, 1 h 52 mn, de Im Kwon-Taek. Hé bien ! Je suis resté scotché à l’écran de la télévision, pas le temps d’une bière ni de cacahuètes. Les sous-titres n’étaient pas toujours simples à suivre, mais quel régal ! La vie du peintre Jang Seung-up, dit Ohwon. Au-delà des provocations (la nécessité d’une présence féminine et de s’enivrer quand il crée), le cinéaste montre le perfectionniste et la rigueur d’un créateur, qui a toujours refusé les compromis. Mais aussi, et à travers la reconstitution de la Corée des années 1850 à 1897, le cinéaste évoque le rapport de la société à l’art et l’artiste, de l’artiste à l’art académique, et la nécessité pour l’artiste de se régénérer sans cesse.

De la putain au garçon de ferme, du petit boutiquier à la tavernière, du notable local au gouverneur de province, tous désiraient de l’artiste en général (et d’Ohwon en particulier) un tableau, preuve par l’art pictural de leur appartenance à la vie. Belle époque, non ? Chaque pensée que le film distille serait à disséquer, chaque parole à méditer… les 500 pages de ce journal n’y suffiraient pas.

Non, vraiment, un programme comme celui-ci, ça vaut largement à lui seul cent mille Concours de l’Eurovision plus cent vingt mille Star Académie. Et si quelques collègues avaient l’envie d’occuper à bon escient un moment d’oisiveté, ils auraient leur compte de nourritures… fussent-elles spirituelles. Enfin ! Chacun prend son fromage là où il veut. Quant à moi, j’ai de quoi mastiquer et ruminer pour tout l’an !

 

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