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Ma petite exposition…

ou le plaisir reçu par qui prend le temps de s’abandonner. Dominique Boucher
29 septembre 2003

Je me demandais vraiment ce que je faisais là ! À ma droite, le maire finissait de serrer une main, tandis que le photographe l’enjoignait de me coller d’un peu plus près. De l’autre côté, le foulard exhalant un Chanel bon marché, l’amère directrice grimaçait un sourire, désespérée de voir jamais le petit oiseau sortir. Depuis plus d’un quart d’heure, nous étions sur la plus haute marche du dénivelé qui descendait vers le cœur de la galerie. L’homme d’images du correspondant de la feuille locale, l’appareil bondissant sur le ventre à chaque gesticulation, nous avait placé dans cette sale position, avec la certitude que tout serait terminé en un "clic" ; mais, à moins d’un mois des élections, la première autorité municipale happait les mains de tout ce qui se présentait à dix mètres à la ronde. Nous étions le point de mire de l’assemblée, impatiente de se bousculer vers les coupes, et les copains qui avaient fait le déplacement n’en manquaient pas une pour, d’un clin d’œil significatif ou d’un "bon" mot lancé à la dérobée, m’enfoncer dans mon embarras. Les mains aux poches, soignant ainsi mes moiteurs et mon impatience, je fixais mon esprit sur la seule pensée dont j’étais encore capable : qu’on en finisse vite pour que je m’en grille une petite !

Ce fut le traiteur qui nous sauva de la débandade. Lorsqu’il vint à passer, les bras chargés des petits fours maison dont il allait colorer la nappe blanche de la longue table, le maire se rappela à son devoir, se figea dans une pose péremptoire (écrasant au passage mon ongle incarné), et dans un brouhaha salivaire trois ou quatre petits oiseaux s’échappèrent dans un crépitement de flashs. Nous eûmes droit à l’allocution inaugurale de la galerie, à la première salve d’applaudissements (mitigée), à mon panégyrique déclamé par notre hôte (et malgré le coup en vache que je lui avais réservé, elle m’avait particulièrement soigné), à la seconde salve d’applaudissements (les copains forcèrent un peu sur la "claque", mais bon ! c’était leur manière de me témoigner leur amitié), à mon mot de remerciement : " Merci… ". Je m’étais dit que passant le dernier, je risquais fort d’agacer l’auditoire, de me le mettre à dos, et ce n’était pas le jour ; aussi avais-je choisi LE mot, celui qui traduisait sans détour mon sentiment.

Et tout ce petit monde s’égailla, certains préférant commencer par le tour du propriétaire et de mes tableaux (des fois que les bulles de champagne ne trahissent la perception qu’ils auraient de mon œuvre), les autres optant pour la conduite inverse (comptant justement sur les bulles de champagne pour mieux faire passer la pilule). Ma panégyriste était décidée à ne pas en rester là. Elle m’avait tiré la manche et nous nous retrouvâmes sous le feu éteint d’un pilier.

" - Je vous avais dit que je ne voulais pas que vous exposiez ce tableau ! "

Sa voix avait perdu de sa superbe. Elle transpirait la colère et la défaite.

" - Et moi, je vous ai dit que ça n’est pas à vous d’en décider… "

Nous avions convenu que l’exposition devait comporter 45 tableaux. Elle les avait soigneusement observés dans l’atelier, triés, choisis. Mais à mon grand dam, elle avait écarté Noël au balcon, Pat aux tisons, le suspectant de déclencher quelques foudres dans sa galerie. Une galerie peinte à neuf, avec une réputation à soigner. Je n’avais pas joué franc jeu, je l’avoue. Lors de l’accrochage, j’avais sorti du coffre de la voiture 44 tableaux, et d’un mensonger : " Mince, j’ai oublié le 45e ! Bah ! J’irai toute à l’heure le chercher… ", je lui avais fait avaler la couleuvre. Je m’étais arrangé pour que mon détour à l’atelier se fasse juste avant l’arrivée des premiers invités. Et lorsque j’accrochais la peinture prétendument oubliée, ils franchissaient le seuil, faisant reculer devant l’esclandre mon censeur. Je n’étais pas très fier de la méthode, mais c’était par la ruse, et seulement grâce à la ruse que j’aurais pu exposer ce tableau pour lequel j’éprouvais un attachement particulier.

" - Bon ! Voilà ce que je vous propose… "

J’avais encore en mémoire un passage de ce qu’elle avait publiquement déclaré la minute d’avant : "Vous n’avez vraiment l’impression d’être libre que lorsque vous êtes enfermé dans votre atelier. Lorsque vous faites tourner la clé, ce n’est pas vous qui êtes bouclé, ce sont les autres que vous enfermez." Sans parler du reste. Elle a peut-être un caractère de chien, mais la plume inspirée. Aussi me sentis-je brusquement prêt à faire un pas, comme pour lui rendre son hommage, ou me sentir moins coupable.

" -… si une seule personne vous fait une réflexion à propos du tableau, vous le décrochez. Ça marche ? "

Pour sûr ! qu’elle avait marché, certaine qu’elle était de son jugement à propos de ce qu’elle appelait mon dérapage. Sur ce, elle me lâcha la bride, et s’en fut faire l’article.

J’en avais profité pour rejoindre les copains. Je trouvais dans l’ordre des choses qu’ils se fussent acoquiner près du buffet, le coude léger ; ils venaient souvent traîner leurs guêtres à l’atelier, et mon travail n’avait quasi plus de secret pour eux. Mais je fus arraché à nos bises et à nos épanchements par le correspondant de la Dépêche, impatient de me poser sa question (c’est que la rubrique artistique dans les journaux de province se compte à la ligne).

" - Pourquoi toutes ces portes et ces fenêtres, dans vos tableaux ? "

José, dans le dos du drôle, me faisant le signe convenu, pouffa son rire habituel. Moi, blasé, j’étais bon comme la Romaine : je lui paierai son coup, à ce José de malheur ! Car c’était toujours la même question qui revenait sur le tapis, et le jeu entre José et moi tournait chaque fois à l’avantage du premier. Que l’un de ces journaleux se montre original, et c’est moi qui me rincerait à l’œil.

" - Vous comprenez, j’étouffe dans ce monde puant… que je lui balance, à mon questionneur. Alors j’aère mes univers, je leur offre des échappatoires… "

J’avais la réponse toute prête, puisque forcément la répétition m’avait permis de travailler mon texte. Mon vis à vis lécha la pointe de son crayon, et se mit en devoir d’annoter le petit carnet à carreaux qu’il tenait sous ses lunettes comme un horaire de train. Tandis que mon esprit flânait, se hissant du bout de mon regard pour jauger l’ambiance générale de la "sauterie". Ils étaient par petits groupes, de deux ou trois, palabraient, devant un tableau ou autour d’un verre. Bah ! ça ne se passait pas si mal. Un petit vieux, appuyé sur une canne, grattait d’un crochet de main son menton poilu ; il fixait Solidaritude d’un air circonspect. Il fit un pas de devant, lentement, comme pour se rapprocher de ses réflexions. C’est dans le mouvement qui dégagea mon horizon que j’aperçus le signe discret que m’adressait mon hôte.

" - Excusez-moi une seconde… " soufflai-je au correspondant, tout occupé qu’il était à raturer sa prose.

" - Nous avons une cliente pour Marie, tu dors ?, mais elle voudrait que vous repreniez la couleur du fond. Elle veut du jaune, pour aller avec les doubles rideaux de sa chambre à coucher ".

Les bras m’en tombèrent. J’étais venue à elle dans l’intention de faire la paix. Mais voilà qu’elle rallumait la mèche.

" - C’est hors de question ! dis-je.

- Allons, faites un effort. Vous voulez vendre, oui ou non ? qu’elle me dit.

- Mes tableaux, pas mon âme ! "

D’autant que cet orangé, je l’avais particulièrement réussi, et que j’avais vu les pierres pour l’assortir au rosé de la peau de ma Marie.

Nous avions enfoncé nos yeux respectifs dans le regard de l’autre. La directrice avait eu la paupière papillonnante, comme pour aguicher ma bienveillance. Mais devant la rideau de fer que mon regard lui renvoyait, elle voyait déjà sa commission s’envoler. Et je sentais bien que c’était plutôt cela qui la mortifiait, plus que mon intransigeance d’artiste.

" - C’est votre dernier mot ?

- Le dernier, oui !

- Vous ne ferez pas de vieux os dans ce métier ! me lança-t-elle, tout en me tournant les talons.

- Dans la décoration, certainement pas ! Dans la peinture, peut-être que je vous en remontrerai… "

Je n’étais pas retourné vers le journaliste. Il en était encore à replacer quelques virgules dans son article, seul dans son coin, l’air de rien ; d’ailleurs, personne ne lui prêtait attention. Et je trouvais ça plutôt comme un rendu, étant entendu qu’il n’avait pas encore jeté le moindre coup d’œil à mon travail.

Décidément, je n’avais pas une seconde à moi. La cigarette que j’appelais de tous mes vœux me faisait bigrement défaut. Mais je dus encore prendre mon mal en patience. Un couple de jeunots, épaule contre épaule, me héla d’une œillade timide. Je n’eus pas le cœur à me dérober. Leur attention était toute pour mon fameux Noël au balcon, Pat aux tisons. Je m’attendais au pire. C’est qu’en province, les humeurs ne sont pas tellement à la lascivité. Le goût se porte plus volontiers à la nature morte qu’à la nature humaine. Ou alors, mais à retardement, on se laisse aller aux modes descendues de la capitale… et par chez nous l’on commençait tout juste à se laisser apprivoiser par l’art contemporain.

" - Je lui trouve le ventre un peu trop arrondi, à votre Pat… me glissa la demoiselle. Les reflets rougeoyant du feu de la cheminée sur sa peau, et la rousseur de la chevelure et du pubis, c’est de l’ordre du symbole ? Comme un désir d’insister sur le danger de se brûler les doigts à un amour fou, trop sensuel…? "

Face à mon mutisme, elle conclut d’un " Mais j’aime le tableau ", qui se voulait gentil, rassurant, encourageant.

Quand bien même j’eusse voulu m’embarquer dans la conversation, que son compagnon prit la relève.

" - Moi, c’est les fesses du type que je trouve pas réalistes. Aucun homme n’a les fesses comme ça… Par contre, l’idée de la pose, accoudé à la rambarde du balcon, dos à sa belle, fumant la cigarette de la paix retrouvée, ça ! ça me plaît ! "

Je savais plus où cacher mon plaisir… J’aurais seulement voulu que la directrice fut là, pour s’entendre désavouée (elle qui avait cru que le ventre de ma Pat et les fesses de mon Noël allait faire taches, emballer le scandale) .

" - Dommage que nous sommes un peu juste en ce moment… " dit le jeune homme.

Il y a toujours un grain de sable pour assombrir l’horizon du pauvre pécheur. C’est pas que je sois vénal, mais faut bien faire bouillir la marmite, non ? Le couple prit congé, non sans m’avoir prié à plusieurs reprises de les excuser pour leur indigence passagère. Manquerait plus que ça ! que je ne les excuse pas… les fins de mois au bout de quinze jours, ça me connaît, alors si je comprends !

Et puis j’ai flâné de-ci de-là, faisant surtout acte de présence, car prenant tout prétexte pour écourter, voire fuir les tête-à-tête, les entretiens, les interrogations, les sentences ou les tirades. J’étais certes à l’origine de l’événement, en quelque sorte le point central, néanmoins je ne me sentais pas chez moi, ici ; rien de tel que le retour vers l’atelier pour me ragaillardir. Le parcours du combattant. Toutes les fois où je faisais une tentative de rapprochement en terrain connu (voire conquis, vers les copains qui s’amusaient bien, eux), il y avait eu chaque fois quelque quidam pour me rappeler à mon devoir ; ma coopération s’était arrêtée à un "merci" policé, une réponse concise, une poignée de main bâclée.

Ce n’est pas que je boudais mon plaisir de pouvoir enfin exposer ma peinture, après tant de mois de vaches maigres… mais j’ai toujours eu peu de goût pour les palabres, les justifications, les mondanités. Des années à soigner une solitude consentie, recherchée même dans l’ambiance ouatée l’atelier et le labeur, vous font vite de votre homme un ours mal léché.

Deux heures plus tard, les copains m’attendaient sur le parvis de la galerie, et les derniers invités s’en allaient regagner leurs pénates. Monsieur le Maire, attendu en des lieux plus propices, avait montré l’exemple.

J’allais à mon tour rompre avec les honneurs de la cimaise lorsque j’avisais le petit vieux et sa canne qui n’avaient pas bougé d’un pouce. Sa main était retombée, et il en soignait les tremblotements dans une poche de veste noire. La tiède luminosité de la salle me renvoyait à peine ses traits, mais je devinais son regard transperçant le jet de lumière visant Solidaritude. Je ne savais plus que faire. Sortir ? Me rendre à son chevet ?

Ce fut lui qui choisit pour nous deux. Malgré son immobilité monacale, il s’adressa à moi, toute voix rentrée mais étranglée par un sanglot.

" - Ce visage, là, qui semble sortir du buisson… vous ne pouvez pas savoir à quel point il ressemble à celui de ma femme… elle est morte il y a bientôt dix ans, mais j’ai ses traits là ! (et il porta un doigt sur sa tempe). Vous l’avez connue, ma femme ?

- Euh ! non… "

Il me prenait au dépourvu, le brave homme. Ce visage, je l’avais bel et bien inventé. Un mélange d’inspiration et de photos de magazines. Je m’étais même donné un mal fou à faire en sorte qu’il ne ressemble à personne, dans la double perspective de le rendre commun (dans le sens universel) et anonyme (pour m’éviter tout risque d’être traîné devant la justice).

" - Et ce mot : Solidaritude… sur le panneau de signalisation. J’avais donné ce titre à l’un de mes petits poèmes… "

Manifestement, je n’avais pas de chance avec lui. Je lui volais ses souvenirs et ses idées. Je ne savais plus où me mettre. Et pourtant le Créateur m’est témoin, tout ! le mot comme le visage, me vient de ma talentueuse imagination.

" - Je voudrais vous remercier du bien que votre tableau me fait… " finit-il par murmurer. Il écrasa une dernière larme, que je venais de surprendre sur le profil de sa pommette ridée. Il pivota vaille que vaille, puis déplia son bras, comme pour me tendre la main. J’avançais. Ma main vint à sa rencontre. C’était une "accolade" chargée en émotion, que ni lui ni moi ne cherchions à précipiter. Ça, c’était le meilleur moment de la soirée. Et valait tous les discours et toutes les envolées spirituelles !

Lorsqu’il reprit sa main, j’ai senti dans la mienne un bout de papier. Discrètement, je jetai un œil. Un billet de dix… ?

" - Je ne peux pas faire plus… mais je veux ce tableau… "

Alors j’ai décroché l’objet. Le lui ai calé sous le bras. Je l’ai regardé un long moment disparaître dans l’embrasure de la porte, cahin caha. Un billet de dix, ça valait bien tout l’or du monde. Et ce n’est pas au poids de la pièce que l’on juge de sa fortune. Ni du gonflement de son portefeuille que l’on savoure celui de son cœur. Je me sentais tout à coup en veine d’humanité. Mon côté fleur bleue, que voulez-vous !

Lorsque j’ai rejoint les copains pour la troisième mi-temps, José a tout de suite vu que quelque chose clochait.

" - Je t’expliquerais… ", dis-je sans avoir rien à ajouter.

Et tandis que nous déambulions en direction du café Philo de la Place Jean Jaurès, j’avais les fourmis qui me démangeaient les méninges. Je me laissais gagner par l’urgence de repartir pour l’atelier, m’y enfermer, et reprendre mes stylos dans l’espoir de forger mon destin de bienfaiteur.



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