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Je l'ai échappé belle !

ou quand l'inspiration se fait la malle… Dominique Boucher
25 septembre 2003

Je l'ai échappé belle !

J'ai tout fait pour ne pas en arriver là ! Désœuvrement. Insomnie. Intempérance. Introspection. Rien n'y a fait… Rien n'y fait ! Depuis deux nuits et deux jours j'ai l'intellect au point mort, ça résonne creux dans ma boîte à pensées.

Vierge comme Jeanne, et plus blafarde que de la poudre d'escampette, la toile me renvoie mon profond dépit. Jamais je n'ai été en si mauvaise posture. Pas même le jour où je me suis ramassé à l'entrée des Beaux Arts de Toulouse. Il est vrai qu'à l'époque, fort de mon génie rebelle, je me sentais capable de toutes les hardiesses et de toutes les prouesses. Rien, encore moins quiconque, ne me faisait peur ; ni mes incompétences, ni mes ignorances… mon talent jetterait le pont, des limbes de ma jeune vocation vers les rives de l'Art. En ce temps là, comme dans les années suivantes, mes pinceaux déblatéraient leurs couleurs sur les toiles comme commères en foire. J'y allais de mes fougueuses envolées, un sous-bois automnal par-ci, une dune maritime par-là, un portrait de-ci, un nu de-là, d'innombrables natures mortes… des années durant, sans la moindre hésitation… j'avais toujours dans ma manche un motif, une couleur, qui me donnaient le ton. J'avais fait mes gammes tout en usant ma palette, et je roulais ma bosse en même temps que mon plaisir.

Mais le vent sembla tourner…

Tout a commencé cette fois où un mal de dent à m'arracher des hululements m'a tenu éloigné de l'atelier. Deux longs jours, à me taper la tête d'un mur à l'autre. Et n'y tenant plus, je finis par appliquer la bonne vieille recette : un filin à la dent, relié à la poignée de la porte d'entrée, et le tour allait être joué. Ce fut le facteur qui me délivra, en même temps que les incontournables factures, il m'apporta une nouvelle joie de vivre en tirant la porte pour entrer. Cependant, deux jours sans mettre les pieds à l'atelier avait coupé le rythme. Brisé l'élan. Me fallait retrouver mes marques. J'y suis allé d'une pochade, et pas sans mal !

Et plus les jours passaient, plus les séances de travail devinrent laborieuses. Non pas tant pour étaler la couleur, mais j'avais de plus en plus de mal à trouver le bout par lequel entreprendre la nouvelle œuvre. Comme si les idées ne me venaient plus qu'au goutte à goutte… comme si le puits de mes idées était au bord du tarissement.

Jusqu'au jour où… plus rien ! J'avais eu beau sacrifier aux rituels. Double tour de clé à la porte de l'atelier. Brel et Ferré à tue-tête, à tour de rôle. Palette prête, couleurs chaudes à gauche, les froides à droite. Pinceaux ronds dans leur bac carré, manche vers le bas ; brosses plates allongées sur leur natte. La toile, un 15 P de lin fin, bloquée sur le chevalet. Je m'étais présenté devant elle bien décidé, le spalter dégoûlinant d'un jus verdâtre confectionné à partir des petits étrons de peinture restés sur la palette, et largement dilués de térébenthine. J'ai commencé à badigeonner le lin quand… mais qu'est-ce que je viens faire dans cette galère ? Mon bras béa d'étonnement, la question, pour toute intérieure qu'elle fût, ne l'en paralysa pas moins. J'étais là à appliquer mon fond, pour ainsi dire machinalement, et pour ne pas dire inconsciemment, et pourtant je n'avais pas la moindre idée de ce que j'allais pondre dans la foulée… D'habitude, le fond était le prélude à une idée déjà pensée et mûrie. Mais le séjour hors de l'atelier (à cause de ma dent pourrie) m'y avait fait revenir sans la moindre intention ; j'en avais franchi le seuil comme par habitude, depuis des années je franchissais cette porte comme je respirais, autrement dit comme un réflexe vital. Bon ! soyons pragmatique… un 15 P, un fond dans les verts, allons-y pour un paysage !

Cette fois-là, ce fut comme si je ne savais plus peindre le ciel, les arbres, la petite barrière en vieux bois ouvrant sur la clairière. Plus exactement : ce fut comme si je n'avais plus le goût de peindre ni le ciel, ni les arbres, ni la barrière, ni la clairière. Après tout, il n'y avait pas mort d'homme. J'en avais tellement peint, des cieux, des forêts et le toutim, pour tourner la page et peindre une mer agitant au haut de ses lames une belle embarcation aux voiles gonflées. Mais ni les vagues, ni le rafiot ne me vinrent en représentation spirituelle. Pas plus d'ailleurs que le bouquet de Narcisses qui ne m'effleurèrent pas même l'esprit. Non ! j'étais en câle sèche. Et trois ou quatre alcools de menthe plus tard, j'en étais toujours à me retouner la cervelle pour savoir ce que j'allais faire de mon badigeon verdâtre. Je me suis alors effondré sur le vieux canapé. Et plus je songeais à ne pas céder à la panique, plus je paniquais.

Lorsque trois nuits plus tard je me résignais enfin à rejoindre mon lit, c'est ma femme qui trouva la solution.

"Tu travailles trop. Mets-toi au vert…"

C'est-à-dire que ma femme a de l'esprit. Me mettre au vert quand toute la tragédie que je vis en ce moment me vient sûrement de là, le vert du fond de mon 15 P… Après tout, peut-être que mon mentor avait vu juste. Des années à frotter les poils de mes pinceaux avaient sans doute fini par entamer mon potentiel créatif… Mais à ne pas faire les choses, autant le faire à fond. Aussi n'avais-je pas remis les pieds à l'atelier une pleine semaine. Je présumais que pour mettre tous les atouts dans ma manche, il me fallait psychologiquement me préparer pour le grand retour. J'avais lu quelque part que chez certains créateurs, la chose venait plus facilement lorsqu'ils se trouvaient dans un état proche du second degré. J'ai donc cessé de dormir une semaine durant, certain qu'une fatigue extrême serait le lubrifiant qui huilerait les rouages, dévérouillerait les derniers blocages, libéreraient mes pensées nocturnes, tournant comme ourses en cage, lesquelles jailliraient et pétilleraient… éclabousseraient de leur folie la toile. J'avais de plus délaissé pinceaux et tubes, assuré qu'au moment voulu je leur fondrais dessus comme un mort de faim. C'est connu, l'oisiveté engendre le vice. Sans dormir, sans peindre, il fallait bien occuper le temps, entre deux pensées. Aussi ai-je, d'autant plus et pour mieux nourrir ces pensées, bu quantité de beauvrages sans compter leurs degrés. Je n'avais pas faim, non, ne dépensant guère d'énergie. Mais il me fallait bizarrement compenser ce manque d'activité par l'ingurgitation de litres et de litres d'absinthe, si j'en eûs déniché quelques verres, de pastis à défaut. Et plus l'anis coulait dans mes veines, et moins je sentais venir la délivrance. Les pensées ne cessaient leur tourmente, mais l'idée, la grande Idée ne pointait toujours pas le bout de son essence. J'avais le foie au bord de la crise, et je me faisais de la bile sur mon avenir de peintre.

Ce fut le temps de l'observation de ma propre conscience. Ces jours et ces nuits à ruminer les pensées les plus profondes, les plus intimes, les plus déroutantes… serait-il bien séant de les mettre au noir sur quelques pages blanches ?

Longtemps j'ai peint fadaises et rodomontades afin de parfaire ma main et aiguiser mon esprit ; vinrent ensuite les premières œuvres qui, installé dans mon savoir faire et débordant de mon envie de peindre, m'assurèrent de mon talent, et surtout de ma qualité de peintre. Je lui devais tout, à cette qualité : la reconnaissance du public, l'admiration de ma femme, le Panthéon des Artistes (sans aucun doute promis). Or voici qu'une panne remettait tout en cause… une panne d'inspiration qui menaçait de faire s'écrouler mon bel univers. L'ombre de l'anonymat se profilait comme une louve affamée. Je sentais déjà le poids de la valise de ma femme au bout de mon bras, tandis que je l'accompagnais sur le quai de la gare, pour ce tortillard qui la ramènerait vers sa mère. Et surtout, surtout le resplendissant bronze, à mon effigie, qui ne s'érigerait jamais sur la place publique. Quel coup de poignard dans le dos, que cette toute petite panne… car à bien y réfléchir… quel homme n'a pas connu pareille mésaventure ?

La semaine écoulée, et chiffonné comme un sac de plâtre amorphe, j'ai donc à nouveau franchi le seuil de l'atelier. J'ai immédiatement balancé aux orties le 15 P au fond verdâtre, trop fameux responsable de ma déconvue. Je l'ai remplacé par un 20 F ; n'étant jamais aussi bien servi que par soi-même, je m'étais dit qu'un petit autoportrait me relancerait. Peine perdue, la trame de la toile ne m'inspirait toujours pas. D'autant que tous ces derniers temps passé en tête à tête avec moi-même me donnait plutôt la nausée… et me tirer les traits sur la toile, c'était trop ! J'avais songé alors qu'un nu me dériderait l'appétit, l'aréole d'un sein m'ayant toujours été d'une stimulation rare ; mes mélanges les plus savants, les plus beaux, de blanc, d'ocre, de vermillon et de terre d'ombre naturelle me vinrent du spectacle de la finesse de cette partie de peau si délicate. J'avais la nécessité de me renouveler, c'était le moment, ou jamais ! Je n'eus pas recours à la plastique de ma femme, ni à sa patience. Il me fallait du sang neuf. Aussi me plaisais-je enfin à me plier aux sollicitations insistantes de l'une de nos plus proches voisines… des années qu'elle me tenait la jambe pour investir l'estrade de mon atelier. J'avais toujours refusé, ma femme ayant été mon unique modèle. Comme une sorte de revanche perverse sur l'infidélité récente de ma peinture, j'allais pour la première fois être infidèle à mon modèle. Je vins donc tirer la sonnette du portail de la voisine. Elle me suivit sur le champ, trop heureuse d'être la nouvelle Êve. Lorsqu'elle laissa glisser le kimono fleuri le long de son corps, ce fut tout mon désappoitement qu'elle dévoila. Je lui aurais volontiers prêté quelque défaut, mais parfaite comme elle est, je n'eus aucune envie de la croquer. Dans chacune de mes créations, je m'étais toujours attaché à faire ressortir le petit quelque chose qui fait que notre monde est bien imparfait. Ma peinture ne consiste pas à décrire la joliesse du monde, mais à en mettre les quelques imperfections en exergue. D'un élan de pitié, et pour me faire pardonner ma goujaterie, je renvoyais ma chimère dans ses foyers, sous le bras la dernière nature morte d'avant ma défaillance.

Ainsi rien n'y avait fait… depuis deux jours et deux nuits, sans bouger, j'avais fixé la toile… et rien n'était arrivé, pas même l'ombre d'une étincelle. Tout juste les volutes de la fumée de mes cigarettes que mes lèvres crachaient vers la toile, lui grisonnant le blanc…

Le blanc… Mince ! Et pourquoi pas ?

Je bondis comme prédicateur en chaire. Ça bouillonnait dans ma tête, mon cœur pétaradait d'impatience. Jamais je n'avais saisi un tube avec une fougue pareille, qui faillit m'échapper des doigts pire qu'une anguille impatiente de retrouver le dessous de sa roche. Maintenant que je la tiens, l'idée, plus question qu'elle me lâche. En deux coups de spatule, je me dilue un fond juteux : un tiers de blanc transparent, deux tiers d'eau. Dont je badigeonne frénétiquement le lin. Dans la lancée, je m'atèle à la préparation de mon glacis blanc : un tiers de blanc de titane, un tiers de térébenthine, un tiers d'huile de noix. Pas le temps de m'assurer que le fond acrylique soit définitivement sec. Je peins à la brosse n° 35 mon fond blanc transparent, deux couches croisées. La sueur me perle le front. J'ai besoin d'une pose. Je tire coup sur coup sur ma cigarette. Je fais un pas en arrière. Un pas en avant. Je plisse les paupières. Impossible de faire mieux ! Et pour ne pas être tenté de surajouter quelque élément incongru, je signe illico presto au blanc de zinc.

Je l'ai échappé belle…



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