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Rêvez, rêvez… il en restera toujours quelque chose.

… du rêve à la réalité et de la réalité au rêve… Dominique Boucher
4 fevrier 2004

Rêvez, rêvez… il en restera toujours quelque chose.

J’accordais à mon manque d’inspiration de se baguenauder sous la férule de mon index qui, pataugeant du rouge au blanc, brisait un à un les ronds sur le stuc que d’anciens culs de verres avaient souillé. Bien que le jour prenait le temps pour ficher son camp, la large vitrine du café jaunissait du dehors, mise en joue par les deux lampadaires du coin de la rue. Refusant de prendre part à notre première réunion la mèche hirsute, le père Michel s’en était allé chez son merlan, agacé déjà à l’idée d’un retour tardif, tant l’autre n’avait pas son pareil pour couper les cheveux en quatre, voire poser un lapin. Agacé, le bistrotier, mais plus encore inquiet à la seule idée que d’aucun ne trouvât porte fermée ; aussi m’avait-il élevé au rang de garçon avec la consigne sans appel d’expédier mes derniers clients à l’heure sacrée de l’apéro. Quiconque ne devait hypothéquer la tranquilité dont nous aurions besoin en cette nuit solennelle : l’intronisation du " Bistrot’Art ".

Ahurissante, la détermination de notre mécène. Le vieux loup de mer s’était changé du jour au lendemain en pourfendeur d’imbéciles. Et tous y étaient passé ! Les rabat-joie, les timorés, les usurpateurs, les mal embouchés, les têtes enflées, les censeurs et les sangsues, les mauvais parleurs et les penseurs écervelés, sans oublier les charognards de tous poils et de toutes les obédiences. Les moulins à vent avaient trouvé leur don Quichotte. Et nous, notre Roi-Soleil.

Cette nuit là donc, après s’être improvisé galerie de bonne fortune, le Bistrot’Art s’officialisait en port où viendraient aborder les peintres en mal de quai, et le nouveau père Michel n’en était pas peu fier. La pipe toujours enfumée, et malgré sa méchante sciatique qui lui tirait des bouffées de douleur un jour sur trois, il avait depuis six mois porté à bout de bras la barque… en mettant le paquet, et dans l’ordre : le réaménagement du bistrot, les premières expositions, le projet de galerie associative. Nous lui devions une fière chandelle, tour à tour nous redonnant de l’ardeur à l’ouvrage, de la joie au cœur, du solide au ventre. Puissions-nous ne jamais l’oublier…

" Tu fais dans la picassonade maintenant ? "

La chaise tressauta et mon index ripa sur le croissant trapézoïdale, émanation d’une tache rosée dont j’étais en train de triturer les bords.

" Ben ! D’où tu sors ? J’avais pourtant tourné la clé pour décourager les soiffards… " Ma voix sonnait dingue, toute encore engluée dans le long mutisme qui avait précédé l’arrivée d’Yfig.

" Je suis passé par derrière. La Marine a mis les voiles ?

- Chez le coiffeur. Il devrait plus tarder… "

Yfig s’accouda au zinc, jambes croisées. C’est fou comme le temps n’avait plus d’emprise sur lui. Tous les six mois, il nous donnait l’impression d’en gagner douze. Dire que certains paieraient de leur âme pour piquer une tête dans la fontaine de jouvence. Lui, son élixir, c’était le bonheur de peindre.

" Alors ! Brest, c’était comment ?

- Très brestien… répondit Yfig, un rien enigmatique. Trop d’hôtels avec des croûtes aux murs.

- Et l’expo ?

- Une toile trois-quart…

- Trois-quart ?

- J’ai accepté de baisser pour la seconde.

- C’est un super bon début. Ça s’arrose !

- Y-a pas le feu… "

Yfig nous revenait de Brest. Un séjour de quinze jours. Une sacrée trotte mais qui a posteriori se révélait bénéfique. À l’occasion de son exposition au bistrot un VRP de passage lui avait laissé le bristol d’un galeriste brestois prêt à tous les sacrifices pour trouver peintures à ses clous. Un ou deux échanges postaux plus tard, mise à part le choix des toiles à emporter qui se ferait au moment du départ, il n’y avait plus eu que les chaussettes à mettre dans la valise.

On cogna au carreau. Une grappe d’ombres s’agitait sur le trottoir. J’ai dévérouillé la porte sur la moustache fraîchement peignée du père Michel, lequel avait fait sur le chemin du retour son marché de compagnies : Gilles, J&B et un type que je voyais pour la première fois. Les mains se touchèrent sans retenue puis notre hôte réunit deux tables comme pour annoncer le début de la réunion.

" Juste le temps de sortir les verres et on y va… Les femmes ne viennent pas ce soir ?

- Domino met la dernière main à son Koudou… dit Yfig. Mais elle m’a donné une procuration.

- Son quoi ?

- Une antilope d’Afrique du Sud. Les cornes, c’est les cornes qui lui posent souci…

- Comme moi avec mes taureaux, dit J&B.

- M’ouais ! Mais là, c’est des engins en spirale de plus d’un mètre cinquante de long. Tu vois le tableau !

- Et Iris ? demanda notre président, se débarassant les bras sur la table. "

Nous avions unanimement donner la présidence de notre jeune association au père Michel. La reconnaissance du ventre, en quelque sorte. Mais lui avait pris son rôle avec sacerdoce, rameutant au besoin les troupes, les motivant, coup de pouce à l’un ou encouragement à l’autre. Nous savions à présent que des types comme lui, il ne s’en fait pas plus d’un par millénaire.

" Elle devrait plus tarder, dis-je. Il lui restait une petite cinquantaine de pages quand je suis parti.

- Alors allons-y… ça la fera venir. Trinquons d’abord au nouveau venu. Télémaque. Il vient de s’installer en ville. Lui, il joue pas des pinceaux, mais c’est un cador des machins sur écran et tout le bazar. Grâce à lui, on va le faire connaître dans le monde entier, notre Bistrot’Art… "

J’ai lancé un coup d’œil à Gilles, qui me le rendit tout aussi interrogatif : notre président n’allait-il pas trop vite en besogne ? Le verre de chacun choqua le verre de l’autre en l’honneur de Télémaque qui, du haut de son mètre soixante quinze, cachait derrière ses lunettes rectangulaires un début d’embarras.

" Maintenant que les présentations sont faites, passons à l’ordre du jour… "

Le père Michel tira d’une poche un carnet flambant neuf ; pipe en bouche, il nous zozota sa première tirade. Il était question de la réponse qu’apportait la Maison Des Artistes à notre interrogation : tant que le Bistrot’Art n’exposerait que des peintres adhérents à l’association, la galerie ne serait pas considérée comme une boutique d’œuvres d’art ; en conséquence, elle échappait à toutes les taxes idoines. Une sacrée épine enlevée à notre pied. Mais cela signifiait surtout que les peintres possédait désormais leur cimaise moyennant pour l’année l’équivalent de l’investissement dans un bon cassoulet. Nous touchions l’Eden…

" Bon ! Mais pour les frais de fonctionnement de la galerie ?

- Ça, mon cher Gilles, c’est moi que ça regarde… J’ai largement de quoi vivre avec mon café ; aussi, une petite ligne de plus dans le cahier des dépenses ne changera pas grand chose à l’affaire.

- D’accord ! Mais qu’est-ce que tu fais de notre dignité ? On désespérait d’un lieu pour exposer, pas de la cerise sur le gâteau.

- Votre dignité, vous vous la gardez pour la soupe et le matériel, s’entêta le père Michel, bourrant une énième pipe. Exposer, ç’est pas forcément vendre, et vous le savez mieux que moi. "

Sur ce, le carillon de la porte amusa la gêne qui nous montait aux oreilles. L’entrée d’Iris était la pause dont nous avions besoin. Quelques bises. Quelques apartés. Briquets à fond les molettes et volutes bleuâtres tous azimuts qui montaient des cigarettes. Je me levais pour céder mon siège à Iris, qui préféra s’installer au bar, mais prévenant qu’elle n’hésiterait pas pour autant à se rappeler à notre bon souvenir. La discussion reprit autour de l’entêtement du père Michel qui se voulait notre père Noël. Sympa, touchant, inespéré… cependant personne ici n’admettait l’idée qu’il pût perdre à ce petit jeu jusqu’à sa pipe. Le rêve ne devait pas finir en tragédie au prétexte que nous nous serions laissés déborder par l’enthousiasme chaleureux du bonhomme. Ce n’est pas parce que le soleil sèche la pluie qu’il faut prendre la vie par dessus la jambe. Il y a des réalités incontournables, et nous ne voulions pas que l’ancien loup de mer nous en fît grâce en jouant la mère poule.

Les Hem ! Hem ! répétés du sieur Télémaque sollicitèrent notre attention. Le président frappa de son verre la table, façon maillet de juge. Nous devînmes tout yeux, toute oreille.

" Si je comprends bien, il faut dégager des fonds pour le fonctionnement de la galerie associative…

- Et pas qu’un peu ! osai-je.

- Les affiches… précisa J&B.

- Les invitations… surenchérit Yfig.

- Les assurances, dit Gilles.

- Les petits fours, c’est pour mes frais généraux, dit le père Michel.

- Et l’hébergement ? On peut quand même pas faire venir un strabourgeois sans lui proposer un toit.

- On a tous un vieux clic-clac ou un lit pliant à la maison…

- La moitié du chemin est donc faite, résuma Télémaque. Pour le reste, voilà ce que je propose : vingt cinq expositions dans l’année, vingt cinq tableaux à verser dans le fonds Bistrot’Art. Chaque exposant fait don d’une œuvre à la galerie. Avec ce trésor de guerre, on organise annuellement une vente aux enchères et la caisse est approvisionnée…

- M’ouais ! fis-je, mais avec nos côtes de parfaits inconnus, faut pas trop espérer.

- On met un enjeu supplémentaire : la moitié des gains sont reversés à une association caritative ou humanitaire… Restos du Cœur, Emmaüs, Amnistie Internationale… c’est pas ce qui manque, non ?

- Je vous l’avais pas dit que le petit nouveau nous aiderait à aller de l’avant ? "

La moustache du père Michel frisait de plaisir. Aussi sec, il remplit nos verres. Son Muscadet valait le détour ; trop peut-être… n’étions-nous pas à deux doigts de nous perdre dans le dédale de nos folles chimères ? Pourtant nous l’avions tous plus ou moins rêvée, et la galerie associative avait vu le jour. Lequel parmi la bande avait même la notion de cash-flow avant que Télémaque ne nous mit le mot sur la table… ? Des mots comme ça vous filait le grand frisson. Des mots comme ça éclaircissaient tous les horizons. Avec son cash-flow le Bistrot’Art était voué au succès.

" Sur le papier, on peut dire que dix font cent… "

Je reconnaissais bien là Iris. Toujours le mot pour vous remettre les idées en place. Je ne saurais jamais comment elle pouvait avoir autant la tête sur terre avec tous ces bouquins qu’elle ingurgitait.

" Tu n’y crois pas, à notre galerie ?

- Faudra un peu plus que notre foi pour croire au miracle…

- Ça n’a pas si mal marché jusqu’à présent…

- Mais vous ne pourrez pas éternellement resservir le même plat. D’autres peintres. D’autres lieux. Des ventes… Sinon la belle idée étouffera dans l’œuf. "

Le froid qu’Iris venait de nous jeter sur le cœur brisa les ailes du petit ange qui passait. Alors nous n’aurions que deux perspectives en ce monde bas et mesquin : plier sous le réalisme ou se payer d’illusions ? Ne pourrions-nous pas provoquer les conditions d’une troisième voie : le volontarisme cynique ?

" C’est le moment de sortir de nos manches un ou deux lapins blancs, dit le père Michel, de la malice plein la bouche. Allez ! Télémaque, ouvre le bal.

- Mademoiselle Iris a raison. Si nous voulons… "

En résumé, Télémaque allait passer ses dix prochains samedimanches à nous concocter aux petits oignons une galerie virtuelle, jumelle éponyme de notre bistrot en dur. De même que nul n’est censé ignorer la loi, nul ne serait désormais censé ignorer l’existence du Bistrot’Art… le réseau mondial serait le trou de serrure par lequel le moindre petit curieux saurait étancher sa soif artistique. Mieux ! de Las Vegas à Kyoto, de Londres à Berlin les amateurs n’auraient qu’à double-cliquer pour se remplir le panier de nos œuvres. Et pour parfaire l’image idyllique, le père Michel y était allé de sa dernière inspiration en date : n’avait-il pas envoyé à tous les adhérents de son syndicat de bistrotiers un courrier pour les informer de la nouvelle tendance donnée à son établissement et tenter, recette et conseils à l’appui, de les convertir au bienfait du mélange des genres : apéritifs et art faisant bon coktail. Dix pour cent de retours positifs, c’était dans les mois à venir et sur tout le territoire plus de cent cinquante lieux d’exposition libres d’accès. Tant de bonnes nouvelles affichaient bien plus de degrés pour nous chavirer la tête que les deux bouteilles que nous avions vidé.

Dans l’élan, et puisque tout semblait dit pour cette fois, nous passâmes aux votes : entérinement des statuts, nominations à la fonction respective de chacun, mise en chantier de la galerie virtuelle, pêche aux exposants/adhérents. Ne manquait plus à l’un comme à l’autre qu’à se mettre en place une petite méthode personnelle de derrière les fagots afin de ne pas risquer de manquer de temps pour se mettre à sa peinture.

Iris avait fait jouer sur le juke-box " Le déserteur ", version Vian. Rien de tel pour faire retomber la fièvre. Domino qui en avait fini avec les cornes de son Koudou nous avait rejoint, et Yfig lui faisait part des dernières nouvelles. Tandis que le père Michel faisait visiter la cave à J&B, Télémaque couchait déjà sur le papier ce que je supposais être l’ébauche d’un plan de bataille. Je profitais de l’affairement général pour me pencher sérieusement sur l’un des tableaux de l’exposition en cours. J’étais présent lors du vernissage. Je venais pour ainsi dire chaque jour prendre un café ou autre, jetant de nouveau un regard ici et là. Mais de toutes les toiles accrochées aux murs, c’était bel et bien celle-ci qui me posait le plus d’embarras. Mon œil pouvait à la rigueur de l’une ou de l’autre se satisfaire des quelques centimètres carrés d’une forme annonçant plus ou moins la couleur. Mon esprit pouvait se faire violence et tenter d’appréhender l’intention qu’une autre toile laissait transparaître. Mais de celle-ci je ne captais rien. Désespérément rien. D’où mon tracas. Et l’intrépide question… qui de son auteur ou de moi est le plus en faute ? Moi, qui ne savait ni voir ni comprendre ? Ou lui, qui n’avait su ni montrer ni exprimer ? Est-ce que je pouvais la ranger dans la catégorie des " croûtes brestoises " dont Yfig m’avait parlé ?

" Alors ?

- Hum…

- Qui c’est, le collègue ? "

Je n’en avais pas la moindre idée, et en fit l’aveu à Gilles. Nous nous tenions devant ce tableau comme deux gosses terriblement déçus par le contenu du paquet cadeau qu’ils venaient de déballer. Je gardais un œil sur la barbouille, et l’autre louchait vers celui qui n’avait pas son pareil pour sublimer les qualités et les vertus humaines, notion de sainteté transcendée notamment au travers du nu féminin. Je lui trouvais le teint rose et l’allure plutôt détendue ; c’était suffisamment remarquable pour que je lui en fis la remarque. Sa quiétude se retrouvait dans le sourire qu’il m’adressa.

" Tu saurais garder un secret une vingtaine de minutes ? me chuchota Gilles.

- Mets-moi à l’épreuve.

- J’ai vendu mon N° 13… On va fêter ça autour d’une Paëlla… le chinois nous la livre à 23 heures pile. "

C’était notre période bleue, alors ? Les vaches allaient donner du lait comme à régal. Sur ce, les commissionnaires nous revinrent de la réserve les bras encombrés de baguettes, restes de cochonailles et de fromages. Je me retins de pouffer. Gilles bafouilla quelques ennuis stomacaux, histoire de gagner du temps, voire de remettre aux calendes grecques l’agape. Ma proposition sournoise d’intermède apéritif fut accueillie comme de coutume… emballement et remue-ménage qui allaient distraire les prochaines minutes.

Le chinois avait été à l’heure et nous nous étions mis à suçoter la coquilles des moules et à décortiquer les gambas dans un brouhaha de cours de récréation. Le bavardage allait dans tous les sens. Le N° 13 de Gilles. Le dernier arrêté municipal interdisant la circulation des poussettes dans les rues piétonnes. Le fond coloré à l’acrylique ou à la térébenthine. Le trois-quart d’Yfig. La déroute des Ours face aux treizistes catalans. Les fleurs en papier crépon remplaçant désormais les roses sur les chars de la cavalcade… Mais ce fut l’interrogation de notre cher président qui fit débat. Il épongeait de sa moustache le jaune safran laissé par le riz, lorsqu’il lâcha : " Alors ! Qu’est-ce vous pensez de mon nouveau poulain ? ". Télémaque se tassa sur sa chaise et nous, nous nous lançâmes dans des ripienos de raclements de gorge.

" Moi, j’y comprends rien… je trouve ça même pas beau… mais je pouvais pas lui fermer la porte, à ce barbouilleur.

- Ah ! c’est de lui que tu parlais ?

- Hé ! Pas de l’Amiral… Alors, génial ou médiore ? insista le père Michel.

- Pas terrible.

- Doit pouvoir mieux faire.

- Doit travailler davantage.

- Doit surtout s’impliquer personnellement. "

Un véritable conseil de classe. À ce train là, il allait redoubler, le drôle ! C’était pourtant pas dans nos habitudes de compromettre des carrières, de briser des illusions, de piétiner du génie… mais là, il y avait problème.

" Où est-ce que tu l’as déniché ?

- C’est le fils de Madame le Receveur de la Recette des Finances, avoua notre président. Soit dit en passant, elle ne crache pas sur la Fine. Elle s’est pour ainsi dire traînée à mes pieds pour que je l’expose. Le petit se fait jeter de partout… même en payant. J’ai pas eu le cœur à refuser. Sans parler que ça n’est peut-être pas mauvais d’être couché sur les petits papiers de l’administraiton fiscale.

- Certes ! dis-je. Mais si on commence comme ça, tôt ou tard ça finira mal. Il y va de la crédibilité de la galerie. D’accord pour la solidarité entre peintres, le parrainage… voire le copinage. Mais la peinture de patronage… !

- Et avec quoi il fait ça, le petit ? interrogea Yfig.

- De la poudre de chocolat, du café moulu, de la farine, quelques épices…

- Tu rigoles ?

- Sa mère m’a dit qu’il mettait aussi un peu de peinture… "

Peinture ou pas peinture, là n’était pas toute la question. La recette importait moins que la saveur du plat. Mais comment allions-nous présider au bien fondé de cette saveur ? La discussion tourna autour du pot de longues minutes encore. Peu nous importait que le Bistrot’Art fût un melting-pot, c’était même notre vœu. Nous voulions cultiver les goûts et les couleurs, oui… encore fallait-il sélectionner les semences.

" Alors ça y est ! On passe du côté des patrons. La sélection par le haut ! La parole à l’élite ! dit Iris, manière de secouer le cocotier.

- Allez, pas de grands mots… intercéda Domino. Ouvrons tout simplement le Bistrot à ceux dont nous aimerons la peinture. "

Voilà ! Nous étions en de simples mots rétablis dans notre responsabilité individuelle et humaine. Nous aurions pu asseoir nos critères de sélection sur des bases techniques ou intellectuelles, la raison l’avait emporté : le cœur de chacun parlerait, insouciant de toute sujétion. Pas de critères absolus. Pas de certificat d’aptitude artistique. Pas de grille technique. Pas d’assujettissement à quelque mode ou de rétorsion envers quelque courant. Le pur bonheur de voir, de recevoir, d’offrir.

Nous avions sacrifié aux servitudes triviales, néanmoins indispensables : vaisselle, éponge et balai. Un café nous remit un peu d’entrain aux paupières. Il était l’heure d’honorer le pacte avec notre bienfaiteur. Insensiblement, notre toile s’était tissée jusqu’à emberlificoter les idées du bonhomme, l’attirant au bar, l’encerclant, l’assaillant de billevesées. De ce temps, Iris avait discrètement embarqué Télémaque vers la réserve, d’où ils allaient rejoindre notre guimbarde que j’avais garée dans l’impasse. Nous dûmes redoubler de roublardises pour distraire plus encore l’attention du bistrotier, lorsque dans notre dos nous entendîmes quelques chuchotements… s’ensuivit un fou rire.

Le mécanisme du Juke-Box claqua et Brassens entonna " Les copains d’abord ". Nous reprîmes en chœur son fluctuat nec mergitur tout en ouvrant le cercle de l’amitié, de telle sorte que le père Michel eut enfin une vision large de la salle. Fût-il déconcerté par notre repli que son visage ne laissait rien paraître, la joie de reprendre le refrain étant la plus forte. Mais à l’entame du couplet suivant, les mots lui restèrent dans la bouche et la pipe cessa de battre la mesure. Ses yeux, rieurs la seconde d’avant, s’embuèrent imperceptiblement de larmes. Pour autant grandes filles et grands garçons que nous étions, il nous fit fondre lorsque se ramassant la tête dans ses patoches d’ancien marin il fut secoué de francs sanglots.

Les étreintes fraternelles avaient dénoué les gorges de tout ce petit monde. Le père Michel n’avait pas eu assez de remerciements. Il ne cessait plus de remplir nos verres, allumait une pipe, s’attardait ici, osait un petit commentaire, reformait le cercle autour de la table. Il se leva une dernière fois, solennel et arrêté dans sa décision, décrocha des murs les croûtes du petits gars, habilla enfin la cloison faisant face au zinc des cinq toiles que ses cinq premiers poulains lui offrait en signe de reconnaissance, plus encore : de fraternité.

Nous nous offrîmes le plus intime et le moins convenu des vernissages. Notre hôte avait tenu au Champagne, et de coupe en coupe nous dégustâmes la cimaise.

" Ils resteront là jusqu’à la prochaine expo, annonça le père Michel. Je renvoie aussitôt à son propriétaire cette tambouille.

- Tu ne crains de te mettre Madame le Receveur à dos ?

J’ai essuyé d’autres tempêtes, mon p’tit gars ! ".

Il avait éteint toutes les lumières du bistrot, exception faite des spots de la cloison. Il avait disposé au centre de la salle une chaise et s’était campé dessus, à califourchon. Comprenant qu’il était bon de le laisser à sa quiétude, à sa contemplation, nous avions refermé derrière nous la porte du bistrot. Lorsque la flamme de l’allumette perça la vitre noire, nous sûmes que le père Michel savourerait une dernière pipe, en tête à tête avec ses cinq portraits.

Nous ne présumions pas du temps que durerait l’aventure du Bistrot’Art, encore moins jusqu’où elle nous mènerait, mais nous la laisserions nous conduire autant qu’elle le pourrait. Nous avions pris le jeu en main… mais nous ne possédions pas, et à coup sûr, toutes les cartes.



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